Ouvrier. Ouvrier ? Mais il n’y en a plus mon bon monsieur. Ils ont disparu, en même temps que le Capitalisme et la lutte des classes. C’est du moins ce que nous disent les média et la quasi-totalité de la littérature française. Il semblerait qu’il en reste quelques-uns de l’autre côté de l’Atlantique. Thomas Kelly fut l’un d’eux. Cet américain d’origine irlandaise a grandi dans le Bronx, et payé ses études en travaillant comme ouvrier dans le bâtiment, manœuvre avec ceux qui creusent les tunnels, employé d’usine de conditionnement, chauffeur de taxi …
Tout cela se retrouve dans ses deux premiers romans : Le ventre de New York, qui se déroule dans le milieu des hommes qui risquent leur vie tous les jours pour creuser les milliers de tunnels qui courent sous la ville ; et Rackets qui conte l’histoire de trois jeunes issus d’un quartier ouvrier et se trouvent pris dans une bataille pour le contrôle du syndicat des camionneurs de New York.
Les bâtisseurs de l’Empire se situe à une époque antérieure : Michael Briody est irlandais. Il a vécu les luttes sanglantes contre l’occupant anglais, puis entre factions irlandaises. Il est maintenant à New York et, en cette année 1930, alors que la misère sévit dans les rues, il a trouvé un travail dans le chantier le plus gigantesque de la ville : la construction de l’Empire State Building. Il continue a servir la cause irlandaise, en recueillant des fonds et des armes pour les envoyer à Dublin. Grace est peintre, elle vit sur un bateau et est la maîtresse de Johnny Farrell, l’homme de l’ombre du maire de New York. C’est lui qui graisse les rouages, distribue les pots de vin, fait la liaison entre le monde politique, le monde des affaires et les différents groupes mafieux, très puissants en cette période de Prohibition. Michael se rend rapidement compte que le chantier qui compte tant pour lui repose sur de biens sales fondations de corruption et de magouilles. Mais c’est quand il tombe amoureux de Grace qu’il met vraiment le pied dans l’immense machine à broyer.
Ce troisième roman gagne encore en souffle grâce au choix d’une époque et d’un décor particulièrement spectaculaires : La crise de 29, avec son cortège de misère et de détresse, les répercutions américaines de la guerre qui fait rage en Irlande, et, comme en écho, la lutte sans merci des mafias irlandaises et italiennes pour le contrôle du trafic de l’alcool (nous sommes en pleine Prohibition), et plus largement pour mettre la main sur la ville. Dans ce monde de corruption et de violence, l’entreprise insensée et titanesque que fut le construction de ce qui était, à l’époque, le plus grand édifice du monde permet, sans jeu de mot, de prendre de la hauteur et d’insuffler un peu d’air pur.
Dans ce contexte exceptionnel on retrouve toutes les qualités des précédents romans : Une superbe description du milieu ouvrier, avec ses contraintes, sa terrible violence, mais également la fierté de construire, de faire partie de ceux qui bâtissent une légende ; une intrigue soignée, complexe, qui met en lumière les connections entre les mondes de la politique, de la pègre et des affaires, avec le poids très lourds des syndicats gangrenés par les mafias ; et des personnages de chair et de sang, palpitants, humains, magnifiques … romanesques en un mot. Un magnifique chant d’amour à une ville, et un superbe hommage à ceux qui l’ont construite, souvent au péril de leur vie.