Eddie Florio, anciennement Eddie Lombardo est, depuis toujours, une pourriture. Dans les années 20, il a à peine seize ans quand il renonce à une lucrative carrière de maquereau pour commencer à trahir sa classe, à commencer par son père et ses frères très engagés dans les luttes sociales sur le port de Seattle. Son parcours ne sera plus que meurtres, trahisons, violence et compromission, de San Francisco à New York. Dans le même temps il prend du galon au sein des syndicats les plus corrompus, intimement liés à la mafia. La crise des années trente, le deuxième conflit mondial, puis la guerre paranoïaque et hystérique de McCarthy contre le communisme lui permettront d’exprimer pleinement ses talents. Jusqu’à qu’il ne serve plus à rien, et soit écrasé.
Valerio Evangelisti est plus connu des amateurs de SF que des lecteurs de polars. Son personnage de Nicolas Eymerich, grand inquisiteur aragonais a marqué, à juste titre, les esprits. L’originalité de ses histoires mêlant des intrigues moyenâgeuses et la science la plus moderne également. Il signe avec Nous ne sommes rien soyons tout un roman noir dans la plus pure tradition des grands précurseurs, Hammett en tête. Il le fait, bien évidemment, avec la patte Evangelisti.
On ne peut pas lui reprocher d’avancer à couvert, le titre annonce la couleur, il est question de mouvement syndical, de communisme, de luttes. Comme nous sommes dans un roman noir, il est également question de corruption, de crime et de liens entre le pouvoir et la mafia. Comme pour sa série de SF, il met en scène un « héros » particulièrement malfaisant. La comparaison s’arrête là. Si Eymerich est un ascète fanatique habité par ses idéaux (ce qui justifie les pires tortures qu’il peut ensuite infliger), Eddie lui a un objectif unique : satisfaire tous les désirs, même et surtout les plus malsains … d’Eddie Florio.
Le roman tombe à pic pour rappeler que tous les « avantages » qu’il faudrait abandonner au nom d’une soi-disant modernité, qui n’est jamais qu’un retour au début du XX° siècle, ont été arrachés de haute lutte, au prix de sacrifices, de morts, et de ce qu’il faut bien appeler la lutte des classes (même si on nous dit que cela n’existe plus, la bonne blague.)
Cette grande fresque du crime, grandeur et décadence d’un petit truand sans morale nous arrive alors qu’aux USA le onze septembre a permis de rogner de façon non négligeable les libertés individuelles et a remis au goût du jour l’accusation « d’anti-américain » chère aux maccarthistes ; alors que partout les droites au pouvoir rognent, sous prétexte de mondialisation, les avancées sociales durement acquises ; alors que de Seattle à Gènes, les mouvements de contestation de l’ordre établi sont réprimés avec une violence que l’on croyait oubliée. Elle nous dit que, contrairement à ce qu’on nous raconte, il n’y a rien de nouveau sous le soleil, et qu’il faudrait peut-être commencer sérieusement à penser à nous bouger.
Les artistes, les vrais, sont plus sensibles que le commun des mortels. Ces derniers temps, Moi, Fatty de Jerry Stalh, Les bâtisseurs de l’empire de Thomas Kelly, Soleil Noir de Patrick Pécherot et maintenant ce roman se déroulent, totalement ou en partie, dans les années 20-30. Je crois savoir que le futur roman de Dennis Lehane a pour théâtre un mouvement de grève en 1919. Il peut s’agir d’une simple coïncidence. On pourrait aussi y voir les avertissements d’écrivains qui, chacun à sa façon, sentent des résonances entre cette période de l’histoire et la nôtre. Il serait bon de les écouter. Juste pour éviter que cela se termine de la même façon.
Valerio Evangelisti / Nous ne sommes rien soyons tout ! (Rivages thriller, 2008)