De part sa nature même, le polar est un moyen d’expression privilégié pour explorer les côtés sombres, et les disfonctionnements d’une société. On comprend aisément que l’Afrique du Sud de l’Apartheid était un cas d’école pour les écrivains. Or, si l’on commence à découvrir les polars sud-africains post apartheid avec des auteurs comme Deon Meyer, Louis-Ferdinand Despreez, ou même Zulu de notre voyageur Caryl Férey, peu d’auteurs de polars avaient témoigné de la réalité du pays avant la victoire de Mandela. Avec James McClure, Wessel Ebersohn fut l’un d’eux. Sans doute le plus talentueux, parmi ceux qui furent traduits.
Wessel Ebersohn est né au Cap en 1940. Après la publication de son premier roman il abandonne son métier de technicien en télécommunications pour se consacrer à l’écriture. Dès ce premier roman, qui critique très durement le régime de l’Apartheid, il a de gros problèmes avec les autorités. Le roman est finalement interdit en Afrique du Sud, et publié en Angleterre. Il en sera de même pour les suivants.
En France, Wessel Ebersohn est connu pour sa trilogie consacrée au personnage de Yudel Gordon, psychiatre rattaché à l’administration pénitentiaire. Bien que blanc et aisé, il subit quand même une certaine discrimination du fait de ses origines juives. Sa découverte progressive des horreurs de l’Apartheid, et les prises de positions qu’elle va entraîner, ne va pas améliorer son intégration dans la bonne société de Johannesburg. Je ne parlerai ici que des deux derniers volets de la trilogie, n’ayant pas lu le premier.
Dans La nuit divisée, Yudel mène une enquête sur Weizmann, petit épicier qui vient de tuer une jeune Noire qui, selon lui, tentait de pénétrer dans sa boutique. Or, il s’agit de la huitième personne de couleur que Weizmann abat dans des circonstances analogues. Et le bruit court que l’épicier laisse intentionnellement la porte de son magasin ouverte pour mieux piéger d’éventuels voleurs …
Cette plongée au cœur des aberrations générées par le racisme institutionnalisé est particulièrement éprouvante. L’atmosphère étouffante, l’horreur permanente, et une scène de torture particulièrement atroce laissent une impression indélébile, longtemps, très longtemps après que l’on ait oublié les péripéties de l’histoire. Ce qui est mon cas, 15 ans plus tard. Mais je n’ai certainement pas oublié l’impact émotionnel de ce roman.
On retrouve Yudel Gordon dans Le cercle fermé, où il est contacté par Blythe Stevens, un activiste anti apartheid, pour essayer de faire la lumière sur une série d'agressions, intimidations, et même de meurtres touchant des personnalités se battant contre l'apartheid. Pour Blythe Stevens, il n'y a aucun doute, c'est la toute puissante Branche Spéciale qui est derrière tout ça. Yudel prend une semaine de vacances et commence à enquêter, sans comprendre ce qui peut bien relier toutes ces affaires, et doutant de plus en plus qu'un corps constitué de l'état soit à l'origine de toutes ces affaires. Mais il remue suffisamment de boue pour devenir lui aussi la cible de menaces, puis de voies de faits. Ce qui ne l'arrêtera que momentanément dans sa quête de la vérité dans un pays qui vit les derniers soubresauts d'un régime à l'agonie.
Là encore, Ebersohn nous fait découvrir, de l'intérieur, les aberrations, et la violence d'un système politique entièrement construit sur le racisme. Au travers des enquêtes de Yudel Gordon, blanc, mais juif, donc "impur" et soupçonné d'être libéral par les afrikaners purs jus, il met en lumière les atrocités et l'absurdité de l'apartheid et la violence qu'elle suscite, chez ceux qui veulent la défendre coûte que coûte. Mais il n’épargne l'hypocrisie de certains libéraux qui se donnent une bonne conscience et une renommée internationale à peu de frais. Et il rend également hommage au courage et la dignité de ceux qui se battent pour ce qu'ils savent juste. Tous les caractères humains finalement, exacerbés par des circonstances exceptionnelles. Un grand roman, rude mais plus facile à supporter que La nuit divisée. Et une bonne préparation historique avant de lire Deon Meyer qui nous décrit la période qui suit immédiatement.
La nuit divisée (Divide the nigth, 1981) Rivages/Noir (1993) traduit de traduit de l’anglais par Hélène Prouteau. / Le cercle fermé (Closed circle, 1990) Rivages/Noir (1996) traduit de l’anglais par Danièle et Pierre Bondil.