« Combien de doigts, pense Broadstreet. Combien de doigts, combien d’orteils, combien de sang dans le béton de la ville ? Combien de corps fossilisés dans les soubassements des tours de béton, dans les piliers des ponts, dans les murs des barrages ? Leurs cris pétrifiés, leurs bras et leurs jambes éternellement pétrifiés. Quand le tremblement de terre se produira, ils seront libérés. Ca fera autant de squelettes protégés par des casques, espérant qu’il s’agit du Jugement dernier. Ce ne sera pas le cas. » Noir Béton, Eric Miles Williamson.
Broadstreet, Rex, Juan, Don Gordo, Root … et quelques autres construisent l'Amérique, jour après jour, en projetant de la gunite, ce mélange de ciment, de sable et d'eau, sur les piliers des ponts, les parois de réservoirs ou les murs d'édifices qu'il faut consolider. La gunite est leur vie, elle les imprègne, pénètre leurs yeux, leur peau, leur sang. Pour tenir, il y a l'alcool, la drogue et la violence. Souvent, l'accident, et c'est la mutilation ou la mort. Les patrons sont sans pitié, les syndicats inexistants. Jour après jour, ils luttent, souffrent, construisent. Jour après jour ils sont fiers de faire un boulot dont personne ne veut, un boulot trop dur pour le commun des mortels.
Après le magnifique Gris-Oakland, paru dans La Noire en 2003, voici Noir Béton. Un béton trempé dans le sang des hommes qui, immanquablement, un jour ou l'autre, finissent par mourir d'épuisement ou d'accident. Là où Gris-Oakland laissait au personnage principal une échappatoire à travers la musique, Noir Béton ne laisse aucun espoir. Apre, dur, violent, le monde sans pitié de ces travailleurs n'est ici éclairé par rien, ou presque. Juste une soirée, encore en musique, où certains fraternisent, par-delà leurs différences. Le reste du temps, rien, pas une lueur. Juste une lente déchéance, l'alcool de plus en plus indispensable pour calmer les douleurs, pour ne pas rêver et pouvoir dormir.
Ce n'est pas un livre aimable, mais c'est un livre beau. Noir, rugueux, âpre, mais beau, paradoxalement. Beau comme la folie qui les prend, beau comme leur fierté absurde de laisser des traces de leur passage sur terre, beau comme quelques notes de trompette volées, beau comme quelques instants de solidarité.
Avec Thomas Kelly, ou le regretté Larry Brown, Eric Miles Williamson fait partie de ces écrivains américains qui donnent une voix à ceux qui travaillent de leur mains. Ni flics, ni truands, ni avocats, journalistes ou privés, pas davantage putes, macs ou exclus vivant en marge, ils ont un boulot, dur, violent, dont ils sont fiers, et, d’une certaine façon, sont parfaitement intégrés à la société. Noir béton n’est pas un polar, il n’y a pas d’intrigue, d’enquête, même s’il y a des morts, dont le sort est ouvertement accepté par tous, mais c’est un sacré roman noir. Un roman noir héritier du roman social. La France avait Emile Zola, l’Angleterre Charles Dickens, les US ont Williamson, Brown, Kelly … Nous attendons encore notre Zola contemporain …
Eric Miles Williamson / Noir béton (Two-up, 2006), Fayard/Noir (2008), traduit de l’américain par Christophe Mercier.