Pour les amateurs de polar un peu hispanophiles, Barcelone est le berceau du « nouveau polar » espagnol, celui qui naît au moment même où Franco casse sa pipe. L’auteur emblématique de ce polar espagnol (et/ou catalan) est bien entendu Manuel Vazquez Montalban, papa de Pepe Carvalho, le privé de Barcelone qui n’aime rien tant que manger, et qui brûle les livres entre deux enquêtes dans les rues de sa ville bien-aimée.
Dans le même temps, un autre auteur explore les recoins sombres et l’histoire de Barcelone, Francisco Gonzalez Ledesma, qui continue heureusement à écrire, passant de fresques historiques noires et lyriques à des polars nonchalant avec son inspecteur Mendez, jusqu’à, dernièrement, un roman reprenant le mythe du vampire pour parler, une fois de plus, de ce qu’il aime, à savoir Barcelone.
Il y a un troisième larron, très connu des lecteurs de « blanche », moins des lecteurs de polars, et c’est bien dommage. Il s’agit d’Eduardo Mendoza, né en 1943, voyageur, érudit, un temps traducteur à l’ONU, connu pour un roman éblouissant sur l’exposition universelle de Barcelone de 1888, La ville des prodiges (La ciudad de los prodigios).
Mais c’est une autre partie de son œuvre que je voudrais mettre ici en avant …
Lors de sa venue à la librairie Ombres Blanches à l’occasion de L’artiste des dames, Eduardo Mendoza expliquait que c’est la lecture d’un fait divers des années 20 qui lui avait donné l’idée du personnage qu’il avait déjà mis en scène dans Le mystère de la crypte ensorcelée, et Le labyrinthe aux olives. Vers 1920, pour espionner les anarchistes, la police avait coutume de sortir un pauvre type d’un asile d’aliénés, de l’envoyer assister aux réunions (qui fait attention à ce qu’il dit devant un pauvre fou ?), et de l’enfermer de nouveau quand elle n’avait plus besoin de lui. L’enquêteur le plus cintré du monde polar, qui en compte quand même quelques uns, était né.
Je n’ai plus d’images très précises, autres que celle d’un héros se baladant la plupart du temps sans chaussettes ou en robe de chambre, des deux premiers romans. Ce qui me reste par contre, c’est le souvenir d’une intense rigolade, qui me fit me précipiter sur le troisième quand il sortit en 2002. Revoilà donc notre « héros » (qui n’a pas de nom).
Il a croupi des années dans son asile, n'en était sorti que deux fois pour mener des enquêtes trop délicates pour être confiées à la police. Du jour au lendemain on le libère. Grâce royale ? Municipale ? Non l'asile doit être détruit pour laisser la place à une résidence de luxe et il faut d'abord en virer les pensionnaires.
Notre héros, un peu paumé, ne reconnaissant plus sa ville part, à la recherche de sa soeur, la pute la plus moche et la plus mal lunée de Barcelone. Surprise, elle est mariée ! Deuxième surprise elle l'accueille bien ! Troisième surprise, son beauf lui offre un boulot : coiffeur à la boutique "l'artiste des dames". Tout va bien pour lui, les affaires ont du mal à démarrer, mais il a peu de besoins, jusqu'au jour où une jeune femme, beaucoup plus belle et distinguée que celles qu'il « coiffe » habituellement, pousse la porte de sa boutique. Elle lui propose une affaire presque légale. Elle est trop belle, il ne peut résister, et c'est bien entendu le début d’emmerdes qui l'amèneront à côtoyer le gratin barcelonais, jusqu'au maire en personne, mais aussi à recevoir une bombe, se faire tirer dessus, aller en taule, sauter beaucoup de repas ...
Un exemple du style ? Voila la première description de son beauf : « Viriato frisait la cinquantaine, il était petit, replet, avec le crâne dégarni et les membres courts, légèrement bossu, et il avait dû loucher au temps où il possédait ses deux yeux. Pour le reste, il avait l'air d'un homme en bonne santé, présentant bien ... ».
Et ce n’est rien comparé aux descriptions de sa sœur.
Lors de sa venue à Ombres Blanches, l’auteur déclarait ceci : « J’ai imaginé ce personnage, fermé dans ce monde cohérent, bien organisé mais sans liberté qui tout d’un coup se trouve dans sa ville qu’il connaît, mais qu’il ne reconnaît pas, parce que tout à changé. C’était mon expérience. J’habitais à New York, j’étais parti en 73, je ne suis pas rentré à Barcelone jusqu’après la mort de Franco. J’ai alors trouvé une ville complètement changée, complètement affolée, que je ne comprenais pas. Même arrivant de New York, qui était apparemment la ville folle par excellence, je me trouvais dans une ville encore plus folle que New York. Alors j’ai voulu écrire cette histoire. »
Certes, ce roman (comme les deux précédents) est totalement déconseillé aux amateurs d'histoires logiques et vraisemblables. Comme les deux précédentes aventures de ce héros spécial, il suit une logique totalement décalée, celle du héros/narrateur.
Mendoza ne recule devant rien, se plonge avec délice dans la caricature et le grotesque, grossit le trait, en rajoute encore, et le lecteur se régale. Parmi les scènes d'anthologie, un hommage aux Marx Brothers et la fameuse scène de la cabine de bateau, et une scène d'échange de coups de feu qui renvoie Tarantino à la maternelle.
Comique de répétition, comique de situation, des descriptions à hurler de rire, mais derrière tout ça, mine de rien, une critique féroce du monde des affaires, de la politique, et de leurs liens mafieux. Seul regret, depuis 2002, ce brave homme a disparu. Reviendra-t-il un jour ?
L’artiste des dames (La aventura del tocador de senoras, 2001) Seuil (2002). Traduit de l’espagnol par François Maspero.