En attendant le billet sur Un pays à l’aube … voilà la transcription d’une rencontre pas vraiment récente. Il était prévu que cet entretien paraisse dans la revue Temps Noir. Mais le Dictionnaire des Littératures Policières (édité par la même maison) retarda la sortie du n°11, qui fut entièrement consacré à Jean-Patrick Manchette. Le numéro 12 est normalement pour bientôt (février ?), mais il est également très copieux donc … Donc pour ne pas avoir bossé pour rien, c’est vous qui profitez de l’interview.
Après tout, cela peut donner envie de lire Romanzo Criminale à ceux qui ne l’ont pas lu. Et au moment où on reparle de l’affaire Cesare Battisti, le roman éclaire, un peu, cette sombre période.
Giancarlo de Cataldo à Ombres Blanches
Le 13 mars 2006
Traduction assurée par Serge Quadruppani
Jean-Marc Laherrère : Nous recevons Giancarlo de Cataldo pour son premier roman traduit en français aux éditions Métailié : Romanzo Criminale. Ce n’est pas son premier roman, mais c’est le premier traduit. Il est ici en présence de son traducteur Serge Quadruppani.
Pour commencer, comme nous vous connaissons peu en France, pouvez-vous nous dire comment vous êtes devenu juge/écrivain, à moins que cela soit écrivain/juge.
Giancarlo de Cataldo : Bonsoir à tous. J’ai toujours voulu écrire, depuis que j’ai sept ans. J’étais un petit garçon plutôt dodu, pas très fort au foot, ce qui est très important en Italie, j’avais déjà des lunettes, mais je lisais beaucoup. Je lisais beaucoup de romans d’aventure. Et je rêvais d’écrire un jour.
Et puis mon père qui était professeur de français, m’a quasiment obligé à lire les grands romanciers français du XIX° siècle. Et le cocktail des grands romans d’aventure et des grands romans d’apprentissage, lesquels romans sont pleins de personnages criminels, ont créé mon goût pour certains types d’histoires à raconter.
Tout cela c’est passé bien avant que je ne pense à devenir juge. Je venais de la petite bourgeoisie du sud de l’Italie, et mon père et ma mère continuaient à me dire qu’il fallait que je trouve du travail, que je ne pouvais pas vraiment faire l’artiste quand je serai grand, que je n’étais pas doué pour ça, et qu’il fallait que je m’enlève de la tête mes histoires de cinéma, mon autre grande passion. Et donc j’ai essayé de faire le travail qui m’était le plus proche, qui me donnait un rôle stable, et me permettait d’être utile aux autres.
Mais on ne se guérit jamais de la maladie de l’écriture. Et c’est ainsi qu’après un parcours long et tortueux, j’ai fini par faire l’écrivain, également l’écrivain de cinéma, et le juge.
Jean-Marc Laherrère : Depuis tout petit donc vous voulez écrire. En France, ce roman est classé parmi les romans noirs parce qu’ici, ceux qui ont commencé à le défendre, étaient des lecteurs et des critiques de romans noirs. Mais on pourrait aussi dire que c’est juste un roman qui se contente d’utiliser quelques codes du roman noir, pour écrire un roman historique. Que pensez-vous de cette classification, et pourquoi avoir choisi cette forme d’écriture ?
Giancarlo de Cataldo : C’est sûrement un roman qui utilise les codes du roman noir. Mais pas seulement ceux-là.
Mais à ce point, il faut faire un discours sur l’Italie. Pendant longtemps en Italie, un bon roman policier perdait l’adjectif policier et restait seulement un bon roman. Parce qu’on ne mettait pas les romans policiers dans la belle bibliothèque de la maison. Cela dépendait de notre tradition académique, qui était une tradition très élevée, ou qui croyait l’être. Puis un jour est arrivé un monsieur appelé Camilleri. Ses livres sont directement rentrés dans les belles bibliothèques, et c’étaient des romans policiers. Tout le monde s’est aperçu qu’en Italie on pouvait aussi raconter des histoires de malfrats, qu’en réalité elles avaient déjà été racontées, et qu’il fallait faire juste un petit pas, s’apercevoir que ces livres existaient.
A cela vient s’ajouter un fait historique : Une grande partie de l’histoire de notre pays, pas toute mais une grande partie, est aussi une histoire criminelle. Une histoire de rapports obscurs entre le pouvoir et le milieu, une histoire de crimes. Nous on les appelle les mystères d’Italie. Il y a une célèbre émission de télé sur ces mystères d’Italie, et comme par hasard, elle est dirigée par un de nos plus célèbre écrivain de polar : Carlo Lucarelli. Il fait un travail d’historien dans cette émission.
A un certain point il est arrivé que l’intérêt de nous autres écrivains à raconter l’histoire de l’Italie, c’est mariée avec le goût du public. Un public qui était fatigué de petites histoires, d’histoires limitées à une cuisine, d’histoires de petites passions. Il s’est adressé à nous, aussi grâce à l’utilisation des codes du noir.
Mais en réalité si on cherche ce qu’il y a des codes du noir traditionnel dans ce roman, il y a juste une chose : l’interrogation sur la présence du mal dans le monde. Un mal que l’on sent beaucoup en Italie. Un mal contagieux, mais pas un mal métaphysique, un mal qui a des causes précises, des racines historiques, et une des raisons de l’écriture du roman criminel, est l’enquête sur les racines historiques de ce mal d’aujourd’hui, qui est né dans ces années là.
Pour illustrer cela, Pennac a toujours eu énormément de succès en Italie, mais on l’a toujours présenté comme l’héritier de Queneau sans jamais dire qu’il avait écrit des polars. On exaltait sa langue flamboyante, mais personne ne parlait de la structure de ses romans.
Moi, j’ai fréquenté l’école d’écriture américaine, où tout est centré sur la structure. Et ce travail sur la structure est fondamental pour l’écriture de mes livres. C’est seulement à travers une analyse impitoyable, froide et continue de la structure que l’on atteint le niveau mythique d’une écriture.
Jean-Marc Laherrère : Puisque vous avez parlé de structure, on va pouvoir en venir au roman. C’est un exercice d’équilibre, ou de jonglage, avec plus de cinquante personnages présentés en introduction du livre. Une cinquantaine de personnages que l’on suit sur plus d’une quinzaine d’années. Tout se mélange et pourtant le lecteur n’est jamais perdu, il suit tout. Il sait qui ils sont, ce qu’ils mangent, ce qu’ils pensent, ce qu’ils veulent, quelles sont leurs ambitions … Comment avez-vous pu construire cela, sans vous perdre, et en gardant un discours clair.
Giancarlo de Cataldo : J’ai beaucoup travaillé !
Ici, il y a quelqu’un qui est notre maître à tous, c’est Balzac. Quand j’ai visité sa maison à Passy, que j’ai vu tous ces grands tableaux où il écrivait de sa petite écriture les destins de tous ses personnages, je me suis dit merci Bill Gates. Parce que l’ordinateur est le grand allié de qui veut mettre sur pied une structure aussi complexe.
Et je me suis également dit à moi-même, et aussi à ma femme qui était avec moi, regardes comment diable travaillait Balzac, penses à la tête qu’il devait avoir pour faire ce travail juste avec du papier et une plume, et sans internet. De fait je suis obsédé par les détails, et j’ai travaillé quatre ans sur Romanzo Criminale, même si j’avais écrit le premier chapitre six ans auparavant. Mais ce n’est pas le premier du livre, c’est un des chapitres du livre, la mort du Dandy.
Tout le travail de collecte du matériel, d’étude du parcours des personnages, a pris trois ans, l’écriture seulement un an. Bien entendu, j’avais des papiers partout, j’avais croisé les parcours, j’avais de bouts mis de côté, je savais comment les rappeler quand j’en aurai besoin, mais quand j’ai écrit, tout cela se remélangeait. Il restait des noms, moi je savais tout d’eux, mais souvent, ils me prenaient par la main, et m’amenaient ailleurs. Mais les nœuds de la trame étaient clairs depuis le début.
Il y avait des petits délinquants et la grande histoire italienne. Et à certains moments ils se sont rencontrés. Moi j’ai pris à ces délinquants un regard sur la grande histoire italienne. Et je n’ai jamais prononcé de jugement. Vous ne trouverez nulle part, dans ces quelques 600 pages, un seul jugement de l’auteur, un petit moment où je vous dise : je suis en train de vous raconter cette histoire. A un moment, mon éditeur italien m’a dit qu’on ne pouvait pas faire un livre comme ça, que je ne prenais jamais un moment de réflexion, que c’étaient seulement des faits. Je lui ai dit qu’il y avait seulement les faits et les personnages, et que l’auteur parlait tout le temps à travers eux, mais qu’il n’a pas besoin de le dire.
Jean-Marc Laherrère : Pour présenter un peu plus le roman, ces personnages qui rejoignent l’histoire, la grande, celle que l’on connaît, c’est une bande de quartier qui a des rêves de grandeur. Des rêves qu’ils vont d’ailleurs réaliser puisque dans les années 80 ils ont mis la main sur Rome. Et au moment où ils y sont arrivé, c’était le début de la chute, ils ont commencé à s’allier avec différentes forces beaucoup plus importantes qu’eux comme la mafia, l’extrême droite, l’état italien, les loges, et à partir de là c’est la décadence jusqu’en 92 où il ne reste rien.
Quand on lit cela, que l’on sait que vous êtes juge, et qu’on reconnaît des faits connus de tous comme l’assassinat d’Aldo Moro ou l’attentat de la gare de Bologne, on se demande où est la réalité, où est la fiction, si cette bande a existé, si ses liens avec l’état étaient réels …
Giancarlo de Cataldo : Je pense qu’au final, les choses les plus incroyables sont vraies, les choses les plus logiques sont celles que j’ai inventées. Il y a une partie d’histoire vraie dans ce roman.
C’est vrai qu’à un certain moment, pendant l’enlèvement de Moro, quelqu’un a demandé l’aide de cette bande. Mais là non plus on ne peut pas juger. Peut-être que si j’avais été un ami de Moro, j’aurais fait le même. Et aussi parce qu’alors que l’état hurlait qu’il voulait le libérer, il n’est pas du tout sûr qu’il le faisait réellement. Il y a encore des enquêtes ouvertes sur ce point.
C’est vrai qu’un idéologue fasciste a demandé à la bande de devenir une sorte d’armée révolutionnaire, pour créer le désordre, puis prendre le pouvoir. Ceux de la bande ont rigolé ! Nous des soldats révolutionnaires ? Nous l’armée de l’ordre ? Nous on veut l’argent, et tout de suite.
C’est vrai que cette bande cachait ses armes dans les caves d’un ministère.
C’est vrai que, quand le premier repenti a raconté l’histoire, on l’a pris pour un fou.
C’est vrai qu’ils payaient des juges, qu’ils payaient des policiers, qu’ils payaient des experts psychiatres, qui dirent qu’ils étaient tous fous pour éviter la prison.
C’est vrai qu’un des chefs, quand il est mort, était libre, sans aucune condamnation, et qu’il pensait devenir producteur de cinéma. Peut-être que s’il avait eu le temps il se serait acheté une télévision. Il avait été libéré parce qu’il était soi-disant moribond, atteint d’un cancer. Mais les échantillons cancéreux vus par les médecins n’étaient pas les siens, c’étaient ceux d’un autre. Le problème c’est que le médecin était payé.
C’est vrai que cette bande a lancé un slogan : les procès se gagnent hors de la salle d’audience, pas dans les règles du jugement mais au dehors.
C’est vrai que presque tous les chefs étaient maçons.
Ca c’est l’histoire d’Italie. L’histoire écrite dans tant de procès.
Mais à côté de ça il y a l’histoire des hommes. L’ambition du pouvoir, le fait de se sentir puissant, et le fait de tomber ensuite de haut. C’est un parcours d’Ubris et de justice.
Ils ont tenu Rome pendant quelques années, mais personne ne peut la contrôler plus longtemps. Et une des raisons importantes de leur pouvoir est tombée : c’est quand le mur de Berlin est tombé. Ils ne servaient plus à rien. On entrait dans une autre phase. Toute cette énergie servait à tenir la gauche italienne loin du pouvoir. C’est ça le grand thème caché de l’histoire italienne de ces années là. Et ce ne sont pas mes mots à moi. Ce sont les conclusions de la commission d’enquête du parlement italien sur les attentats massacre. Parce qu’en Italie rien ne devait bouger. Rien ne devait changer. Et dans cette stase, certains faisaient d’excellentes affaires
Jean-Marc Laherrère : Puisqu’on parle de manipulations, il y a un personnage dans ce roman qui s’appelle le Vieux. On le voit peu, mais il a une influence énorme, c’est le marionnettiste, celui qui tire les ficelles, qui sait tout sur tous. Ce personnage est-il réel ? Ou est-ce une de vos inventions ?
Giancarlo de Cataldo : Dans ces années là, un homme politique italien avait lancé l’idée que derrière le terrorisme il y a avait un grand vieux. Il voulait dire un commandement étranger qui organisait tout le terrorisme en Italie. D’ailleurs, la commission d’enquête dont je vous parlais précédemment est arrivée à la même conclusion. Mais pour un écrivain, l’expression « grand vieux », fait immédiatement apparaître une personne physique.
Alors je me suis dit, essayons de l’imaginer ce grand vieux. Au début j’imaginais qu’il avait un projet. A la fin j’ai compris que le seul projet possible pour lui était, justement, de n’en avoir aucun. De laisser les forces de l’histoire composer elles-même le jeu. Il se définit comme un anarchiste. Il ne contrôle pas, il laisse les choses arriver.
Je ne sais pas si cela est vrai, je sais seulement qu’à un certain point j’ai été fasciné par ce personnage, et moi aussi je l’ai laissé faire.
La passion pour les automates, paraît une métaphore littéraire, un peu facile. Il contrôle les engrenages humains, comme ceux des machines. Mais il y a eu vraiment un grand espion italien qui était passionné d’automates. Naturellement, il n’organisait pas les choses comme dans mon roman. Son intérêt principal était la famille, comme pour beaucoup d’italiens. Donc mettre de côté pour sa vieillesse.
Mais si j’avais voulu écrire une histoire de l’Italie dans ces années là j’aurais écrit un essai. Moi j’ai voulu écrire un roman, une histoire, un récit. Je dirais que ce n’est pas de ma faute si en Italie l’histoire est aussi criminelle.
Serge Quadruppani : Il y a un aspect qui n’a pas encore été abordé. Celui du côté romantique et des deux ou trois personnages de femmes très forts du livre. J’ai été amoureux de Patricia.
Giancarlo de Cataldo : Moi aussi.
Serge Quadruppani : Et cette passion déchirante pour cette femme qui ne les aime pas mais les accueille et quelque chose de fascinant.
Giancarlo de Cataldo : Je suis fasciné par les personnages féminins, parce que je n’y comprends rien. Je suis monogame depuis trente ans. Alors tout se construit au niveau de la fantaisie. En plus ma femme est avocate spécialisée dans les divorces. Tout ce que vous direz pourra être utilisé contre moi.
Certains m’ont accusé avec Patricia d’avoir créé un personnage qui correspondait à un imaginaire masculin. Pour moi Patricia est une métaphore de Rome. Je suis arrivé à Rome jeune homme et j’ai haï cette ville. Avant de comprendre que cette ville il faut l’aimer. J’étais effrayé par l’indifférence de la grande ville, et puis j’ai découvert avec le temps que cette indifférence était une attente : Voyons comment tu te comportes, voyons qui tu es. Et après l’attente, Rome te trouve une place. Elle trouve une place pour tout le monde. Encore aujourd’hui Rome est la ville italienne la plus accueillante pour les étrangers. Avec toutes ses difficultés, celles de toutes les villes bien sûr. Mais quand même c’est celle qui s’efforce d’en intégrer le plus. Non pas parce qu’elle est meilleure qu’une autre, elle est plus ancienne, plus maligne. Elle en a vu tant ! Des papes, des rois, des invasions, des bûchers, des grands footballeurs.
On parle toujours à Rome du huitième roi de Rome. Mais combien de temps dure-t-il ? Dix jours, vingt jours, un ans ? Tout se transforme. Quand j’étais jeune je pensais que tout cela était horrible. Avec le temps j’ai appris à apprécier la grandeur de cette façon d’être disponible de Rome. Et Patricia est comme ça.
Jean-Marc Laherrère : Patricia est comme ça, et comme Rome, à la fin, c’est elle qui reste. Qui reste sans s’être rendue, elle est toujours elle-même.
Giancarlo de Cataldo : C’est un peu la même chose que pour les trois protagonistes du roman. Le Libanais c’est l’homme du projet. Le Froid c’est l’homme de morale rigide, qui ne change jamais, la vengeance, l’amour, la fuite. Le Dandy, c’est un italien. Il est bon mais opportuniste, il cherche toujours une solution de compromis. Il est généreux mais cupide, ou avide, et il sait être généreux. Je pense qu’à différents moments de la vie nous sommes tous un peu ces personnages. Moi je l’ai été. J’ai donné de moi à ces personnages.
L’ennui c’est qu’à la fin ils perdent tous. Le sens du livre est dans les dernières paroles : « l’indicible sensation de défaite » qui vient de la fin de L’éducation sentimentale de Flaubert. Je peux le dire, puisque je suis chez vous. L’autre influence, avec Balzac, le dernier chapitre est une longue citation de l’épilogue de l’éducation sentimentale.
Je savais ce que je voulais dire à la fin du livre, mais je ne savais pas comment le dire. Après quatre ans de travail, c’était dur, il ne me manquait rien, et je n’arrivais pas à finir. Finalement, l’aide m’est arrivé de loin. De Flaubert et de la mémoire.
Jean-Marc Laherrère : Puisqu’on parle des influences, on pense également à des influences plus récentes. La première est citée vers la fin du roman, même si on y pense plutôt au début, c’est le film de Sergio Leone, Il était une fois en Amérique. Comme le film c’est au début l’histoire de jeunes truands qui montent, ensuite c’est différent et d’ailleurs ils vont voir le film et le trouvent nul, absolument pas réaliste. L’autre c’est Ellroy et sa façon de raconter l’histoire de l’Amérique au travers du lien entre le monde politique et le monde du crime.
Giancarlo de Cataldo : C’est deux influences sont réelles. Le cinéma tout d’abord parce qu’avec la littérature c’est ma grande passion. Et aussi parce que jusqu’à un certain point le cinéma italien est plus intéressant que la littérature italienne. Quand j’avais l’âge de mes bandits je passais de longs après-midi à voir et revoir les grands films italiens.
J’habite à Rome dans le Trastevere, pas loin d’où est né Sergio Leone. Il y a une plaque dans une rue de Rome et Sergio Leone a dit : mes films sont comme les gars de la Via Glorioso : Ils sont bruyants, ingénus bien que violents, tendres, et au fond, ils ont un grand cœur, comme ces garçons. Et ça, ça m’a beaucoup influencé.
Et Ellroy, en revanche, quand je l’ai découvert, il disait : je suis comme Dostoïevski, j’écris l’histoire de l’Amérique. Au début, j’ai pensé, encore un cinglé qui va se faire des milliards avec des pulps. Puis je l’ai lu, et j’ai compris que c’était lui qui avait raison. Il était vraiment l’héritier de Dostoïevski. Il a pris un morceau noir de l’histoire américaine, et il l’a transformée en mythe.
Et je me suis dit, en moi-même, et à ma femme, avec tout ce qui se passe en Italie : Les attentats massacre, les bombes, le terrorisme, les années de plombs, nous les italiens qui avons eu la Renaissance, Lucrèce Borgia, les papes assassins, le conclave, la contre réforme, quand est-ce qu’on va réussir à raconter nous avec la même force cette histoire. Et on a essayé, moi et d’autres.
Jean-Marc Laherrère : Puisqu’on parle de vous et des autres, c’est peut-être un hasard, et un superbe travail, des éditions Métailié entre autres, on assiste à une explosion d’excellents romans noirs italiens. Il y a eu Camilleri bien entendu, qui, ici aussi, a été le précurseur, mais il y en a maintenant des quantités, Carlotto, Dazieri, Fois, Di Cara, Todde, Lucarelli, Caccuci … Est-ce un effet d’édition en France où y a t’il vraiment une explosion en Italie ? Et avez-vous le sentiment de faire partie de cette famille, si famille il y a ?
Giancarlo de Cataldo : C’est une vraie explosion. Ce n’est pas un faux phénomène. C’est un phénomène étrange par deux aspects. Nous écrivons de manière très différente les uns des autres, mais nous avons un terrain commun : c’est notre histoire, et ses aspects noirs. C’est ce que Lucarelli appelle apprendre aux autres à penser mal. Bien sûr, nous ne faisons pas des livres rassurants.
Il y a un autre aspect, nous nous connaissons tous, et on s’aime bien. Mais attention, cela ne veut pas dire que nous nous asseyons ensemble autour d’une table pour décider d’une stratégie. Au contraire on est très différents par de nombreux côtés. Par exemple les policiers de Carlotto sont des salopards, dans mes romans à moi dans l’état il y a toujours le bien et le mal, comme chez Lucarelli. Les héros de Caccuci sont des déracinés désespérés, les miens sont un peu plus problématiques.
Il Manifesto, le journal italien, a écrit que moi et Lucarelli sommes sociaux-démocrates, alors que Carlotto est un authentique révolutionnaire, ou nihiliste. Nous sommes contents de faire partie d’une grande famille qui a un slogan : « Ne contrains jamais un lecteur à lire un livre que tu ne lirais pas ».
Public : Pouvez-vous nous parler du film ? Avez-vous participé à sa réalisation ?
Giancarlo de Cataldo : Racontons ce qui ne se dit pas habituellement dans les conférences de presse. Un mois après la sortie du livre le cinéma italien s’est déchaîné, en décembre 2002. Il y a eu une vente aux enchères pour acheter les droits du livre. Moi j’étais très content, finalement, on va pouvoir rembourser l’emprunt. Parce qu’avec le salaire de magistrat …
Une des conditions que j’avais mises, était que le film devait être fait par Marco Tulio Jiordana qui venait de réaliser Nos Meilleures années. Un film que la télévision italienne ne voulait plus diffuser. Pas par censure politique, mais parce qu’ils disaient qu’il était trop difficile.
Ils les avaient produit, mais Marco Tulio l’a pris et est allé à Cannes contre la volonté de tous. On avait commencé à travailler sur Les Pires années. Et il s’est passé quelque chose, moi je n’ai pas encore compris quoi, un an plus tard, Giordano a disparu. Et alors on a fait appel à Michele Placido. Au début, je me méfiais. Et lui se méfiait de moi. Bien que j’ai déjà écrit pas mal de scénarios, les gens du cinéma pensent que l’écrivain défend son livre, et n’est pas prêt à la trahison. Moi au contraire je suis tout à fait prêt à toute forme de trahison. Il suffit qu’à la fin on soit tous satisfaits.
En somme, je ne suis intervenu qu’après, sur le montage. Ma contribution fondamentale concerne la première partie. Vous verrez un film qui st différent du livre. Un film plus populaire. Sûrement pas un film parfait, mais les films parfaits sont un peu ennuyeux. Mais voue verrez un film qui correspond à l’âme du livre, à l’histoire des jeunes malfrats qui ont conquis Rome, à l’histoire de la corruption politique, et à l’histoire de la chute. Ces trois éléments sont dans le film.
Mon espoir est que cela soit le premier d’une longue série, coûteux, qui ne soient pas seulement des comédies, qui racontent l’histoire de l’Italie, et qu’on puisse aussi comprendre à l’étranger.
Je n’aime pas les écrivains qui gagnent beaucoup d’argent en vendant leur livre au cinéma et qui ensuite méprisent le film. Comme des vierges outragées. Non, on est dans un monde de marché, on se salit tous les mains, ce qui compte, c’est que la conscience reste propre.
Public : Une question sur la langue. Les autres auteurs dont on a parlé utilisent une langue métissée de dialecte. Avez-vous, vous aussi, utilisé une langue particulière pour recréer une atmosphère ?
Giancarlo de Cataldo : J’ai utilisé l’argot du milieu, où se côtoient des vieux mots qui remontent au 19° siècle et les mots de la télévision, l’argot américain, et ça donne cette modernité bâtarde, d’une langue qui change.
Chaque personnage a sa langue, comme un thème musical. Mais il faut d’abord comprendre le personnage, ensuite on comprend comment il parle.
On ne parle plus cette langue.
Romanzo Criminale, le film, coûte cher parce c’est un film en costume. Quand on le voit, tout d’abord, on ne comprend pas ce qui est différent, mais après 5 minutes on remarque qu’ils n’ont pas de portable, pas d’ordinateur, cela suffit pour faire un monde différent.
Public : Est-ce facile de traduire ?
Serge Quadruppani : Justement, à propos de ce que Giancarlo vient de décrire, on a essayé, avec l’amie avec qui on a travaillé, d’utiliser un langage un peu daté pour l’argot, un peu dans le genre Simonin, qui s’efface au fur et à mesure de l’ascension de personnages et du massage du temps.
Il y a aussi la mafia qui intervient, donc le sicilien et les problèmes que j’ai pu rencontrer avec Camilleri, il y a aussi des napolitains, il faut faire sentir les différentes voix. Mais c’est aussi ce qu’il y a d’intéressant dans la traduction.
Public : Pourquoi n’êtes-vous plus juge ?
Giancarlo de Cataldo : Mais je suis toujours juge. D’ailleurs, en revenant à Rome, je vais avoir beaucoup de travail.
Public : En tant que juge, vous vous êtes occupé de la bande de Magliana ?
Giancarlo de Cataldo : Oui. J’en ai connu quelques uns en prison quand j’étais juge d’application des peines. Puis j’ai participé à un des procès. Mais il n’y a eu aucun secret révélé que j’ai mis dans le livre. L’avantage a été de voir comment ils sont, physiquement, de les entendre parler, de les comprendre un peu mieux.
Jean-Marc Laherrère : Il est temps maintenant de vous remercier à tous les deux.