Comme je le disais dans mon billet (assez ancien) sur le dernier roman de Pelecanos, seuls ceux dont on attend beaucoup peuvent nous décevoir. Et j’attends beaucoup de Dennis Lehane ….
Mais ce n’est pas encore cette fois qu’il va me décevoir ! Magistral, monumental, magnifique, époustouflant … Les adjectifs manquent pour qualifier Un pays à l’aube.
1919. L’Amérique se remet difficilement de la guerre. Les soldats de retour d’Europe ont du mal à retrouver du boulot. La guerre a coûté cher. Les noirs commencent, doucement, à revendiquer des droits. Loin à l’est, la révolution russe …
A Boston, les conditions de vie sont de plus en plus dures. Les policiers survivent dans des conditions déplorables, les ouvriers s’organisent un peu partout, les anarchistes font sauter quelques bombes … Les politiques profitent de la peur pour qualifier tout mouvement social de bolchevick, à la solde de Moscou.
Danny Coughlin est irlandais, policier, fils d’une des légendes du Boston Police Department. Son implication dans les revendications de ses collègues va le mener, peu à peu, à la rupture avec sa famille. Luther Laurence est un jeune ouvrier noir obligé de fuir Tulsa qui se retrouve à Boston au service de la famille Coughlin. Les destins de Danny et Luther vont se mêler en cette année qui les mènera tous au chaos. Quand à Babe Ruth, il est en train de forger sa légende, sans vraiment se rendre compte de ce qu’il se passe autour de lui.
Par quoi commencer ? Par le plus évident, et le plus important, puisqu’on parle de littérature : On a là un roman exceptionnel par son ampleur, son souffle épique, sa qualité d’écriture et de construction. On est happé dès les premières pages, où Lehane réussit quand même l’exploit de nous intéresser à un match de base-ball (ce qui n’est pas évident pour un non yanqui !) et on le suit avec délices pendant plus de 750 pages, sans un seul moment de faiblesse.
Ensuite on retrouve toutes les qualités de Dennis Lehane. Son sens de la progression dramatique, la justesse, la complexité, la vraisemblance de ses personnages avec, encore, un magnifique personnage féminin. Ses dialogues, tellement vrais, tellement justes, qu’on les entend plus qu’on ne les lit. Cette capacité à faire ressentir une émotion, à décrire sans aucun pathos, sans mièvrerie des scènes bouleversantes. Sa façon de vous construire un décor, un environnement, une époque. On y est, on le sent, on le voit, on l’entend, on le touche.
S’il réussit parfaitement les scènes intimistes que dire des scènes à grand spectacle ! Magistrales (je sais je l’ai déjà dit plus haut, mais les adjectifs me manquent). On sent la chaleur des incendies, on entend les hurlements, les balles qui sifflent, les os qui craquent, on est gagné par l’exaltation, la panique … On y est en plein. Seul un très grand écrivain peut mêler de façon aussi fusionnelle l’Histoire et les histoires. Ce qui m’amène à la suite …
La suite c’est, en plus de l’intense plaisir l’on a à la lecture de ce roman, tout ce que l’on y apprend, tout ce qu’il nous dit sur cette période historique, et sur la nôtre. Ce n’est certainement pas un hasard si, après Shutter Island, Dennis Lehane écrit un nouveau roman sur la paranoïa, sur l’instrumentalisation des peurs, réelles ou fantasmée par le pouvoir politique.
Ce n’est certainement pas un hasard si, aujourd’hui, il écrit un roman où l’étranger qui fait peur, le terroriste potentiel, le pauvre qui dégoûte est italien, irlandais ou russe. S’il montre que tout ce qui se dit sur les musulmans, les latinos, les … a déjà été dit, à l’époque, sur les catholiques, les russes …
Ce n’est certainement pas un hasard si, au moment où les droits du travail sont attaqués partout aux USA et en Europe, il décrit un moment important des luttes syndicales. S’il montre la violence terrible de ces luttes, la violence des discours de la classe dirigeante.
Voilà de bons rappels, à ceux qui croient que ce que nous avons-nous a été offert, gentiment, gracieusement. A ceux qui pensent que lutter ne sert à rien, est archaïque …
Petit clin d’œil : Il est amusant de lire ce roman, d’y voir décrite la situation des noirs en 1919, au moment même om un noir devient président des USA. Un peu de chemin a quand même été parcouru.
J’arrête, mais je pourrai continuer ainsi longtemps. Il y a encore autant, si non plus, de raison de lire ce chef-d’œuvre. Donc, si vous ne deviez casser votre tirelire qu’une fois cette année … Sinon, tannez votre bibliothécaire préféré(e) pour qu’il(elle) en achète deux ou trois exemplaires.
Une dernière remarque. Certains reprocheront sans doute à Dennis Lehane son classicisme. Ils auront en partie raison. Comme Eastwood au cinéma, Lehane est classique. Il raconte une histoire puissante, avec du souffle, sans effets de manches, sans se regarder écrire, sans chercher l’esbroufe. Son écriture est au service de son histoire et de ses personnages, au point qu’elle se fait presque oublier. Cela paraît peut-être moins impressionnant. Ce n’est certainement pas moins talentueux.
Comme moi, Jeanjean de moisson noire est admiratif et enthousiaste.
Dennis Lehane / Un pays à l’aube (The given day, 2008), Rivages/Thriller (2009), traduit de l’américain par Isabelle Maillet.