Après 1946 et 1956, nous voici avec 36, boulevard Yalta d’Olen Steinhauer en 1966.
On l’avait connu ombre inquiétante de la brigade criminelle de la Capitale ; depuis Brano Sev a parcouru du chemin. Pour le compte du 36 boulevard Yalta il a voyagé, et se trouve aujourd'hui à Vienne, chargé de découvrir qui parmi leurs agents vend aux autrichiens les renseignements qui leur ont permis de décimer leur réseau. Il découvre la taupe, mais à partir de là tout va mal. L'homme est tué, mais pas par lui, et il échappe de justesse à la police autrichienne avant d'être accusé par ses supérieurs d'avoir saboté son travail.
Il est alors envoyé en usine comme un simple ouvrier, avant que son mentor et ami, le colonel Cerny, ne lui offre une seconde chance. Il doit retourner dans son village natal et découvrir ce que va faire un ancien ingénieur soupçonné de vouloir passer à l'ouest. L'affaire se révèle beaucoup plus complexe que prévu, et Brano va s'apercevoir qu'il n'est qu'un pion dans une lutte qui le dépasse totalement.
Olen Steinhauer prend vraiment tous les risques. Il écrit une série qui se passe de l’autre côté du Mur, en pleine guerre froide, et met en scène des être humains, avec leurs forces et leurs faiblesses, leurs idéaux et leurs doutes, des corrompus et des honnêtes, des courageux et des lâches ... Des hommes et des femmes très proches de nous, et bien loin des clichés, ni bolcheviks enragés le couteau entre les dents, ni constructeurs enthousiastes et infaillibles d’un avenir rayonnant et solidaire.
A peine le lecteur est-il habitué à un personnage qu’il en change. Pire il va jusqu’à prendre comme personnage central un des plus antipathiques des épisodes précédents. Pour finir, alors qu’il avait commencé par deux polars classiques dans leur structure, il change totalement de ton dans le troisième pour écrire un roman d’espionnage. Il voudrait perdre des lecteurs qui n’aiment pas être secoués qu’il ne s’y prendrait pas autrement.
Après deux polars donc, il écrit ici un magnifique thriller d'espionnage digne des plus grands. Ce faisant il complète superbement les portraits d'enquêteurs commencé avec Cher Camarade et Niet Camarade, réussissant à humaniser totalement un personnage qui, jusque là, n'était qu'une inquiétante silhouette monolithique et dogmatique. Le dangereux Brano Sev, dont tous à la brigade se méfiaient, devient un homme complexe, idéaliste, pris dans une guerre qui l'enfonce dans la solitude et la méfiance. Ne serait-ce que pour ce personnage, extrêmement émouvant alors même qu’il s’interdit toute émotion, ce roman vaut la peine d’être découvert.
Et il complète aussi le portrait d’une époque. Il s’éloigne de la Capitale pour décrire d’un côté des campagnes où les mentalités ont peu changé après vingt ans de communisme, où le poids de la religion et des traditions les plus arriérées se fait encore sentir ; d’un autre le milieu des exilés, déracinés à jamais, qui de jours en jour s’enferment d’avantage dans un fantasme qui les éloigne de la réalité.
En bref, une réussite totale, peut-être le roman le plus abouti de la série.
Olen Steinhauer / 36, boulevard Yalta (36 Yalta boulevard, 2005), Folio policier (2009), traduit de l’anglais par William Oliver Desmond.