Comme promis ci-dessous, voici donc un des monuments de la rentrée littéraire. Un monument inclassable, à l’image de ses auteurs, le collectif italien Wu Ming qui, partant du constat bien connu que l’histoire est écrite par les vainqueurs, nous présente dans Manituana la guerre d’indépendance américaine sous un jour totalement inédit en présentant le point de vue des vaincus. Ou plus exactement, de certains vaincus.
En 1775, sur la côte est de ce qui n’est encore qu’une colonie anglaise, sur les rives du fleuve Mohawk, un irlandais, Sir William Jonhson commissaire aux affaires indiennes de Sa Majesté et un sachem mohawk ont réussi à créer une communauté métisse où anglais, irlandais, écossais et indiens des six nations iroquoises vivent en parfaite harmonie. Une harmonie chaque jour mise en danger par l’implantation de nouveaux colons qui s’appuient sur le mouvement indépendantiste né à Boston pour contester les droits des indiens et leur prendre leurs terres.
Face à cette agression les héritiers de Sir William décident d’envoyer une délégation à Londres pour proposer au roi Georges III de défendre la couronne, et lui demander en échange de protéger leur terre. C’est ainsi que Joseph Brant Thayendanega, Philip Leroy dit Grand Diable, guerrier Mohawk légendaire et redouté et Peter Johnson, jeune homme aussi à l’aise avec un violon qu’avec un tomahawk vont traverser l’Atlantique, connaître Londres, sa noblesse et ses bas-fonds, avant de revenir combattre dans leurs forêts natales.
Manituana est un roman qui se gagne. Les premières pages sont denses, avec de très nombreux personnages et l’on se perd un peu au début. Mais si on fait un tout petit effort, rapidement la magie opère, et on entre de plein pied dans un grand, grand roman.
Pour vous donner une idée, il m’a fait penser à Water Music de TC Boyle, rien moins. Même ampleur, même ambition, même souffle, même capacité à jongler avec les lieux, les ambiances, les personnages et les voix.
Je ne sais pas comment les cinq auteurs ont travaillé, s’ils se sont partagés les chapitres suivant les lieux ou les personnages centraux ou si tout a été écrit à cinq mains. Le résultat est parfaitement cohérent et d’une richesse époustouflante. On passe d’une traque en forêt qui m’a ramené bien des années en arrière, quand je suivais à la trace le dernier des Mohicans, à une ambiance de perversion et de décadence fellinienne dans un salon de la noblesse anglaise ; d’une remontée de rapides à la frontière du Canada à la puanteur et la misère des bas-fonds londoniens ; du discours poétique d’un sachem mohawk à la harangue argotique d’un coupe-jarrets de Soho … (il faut à ce propos saluer le travail du traducteur Serge Quadruppani qui a su rendre tous ces niveaux de langage).
Richesse historique ensuite, avec ce point de vue étonnant, décalé, qui met en lumière les motivations de ceux qui combattent la main mise anglaise au nom de la liberté. Liberté certes, mais pour eux, et pour eux seuls. Liberté pour ceux qui sont comme eux, pensent comme eux, prient comme eux, vivent comme eux. Liberté de garder leurs profits, liberté de prendre toutes les terres qu’ils veulent, liberté d’éliminer tout obstacle. Liberté de tuer, d’éradiquer ceux à qui appartient cette terre qu’ils convoitent. Au nom de la civilisation bien entendu. Un point de vue iconoclaste qui fait dégringoler de leurs piédestaux quelques icônes de l’histoire américaine telle qu’elle est enseignée, au moins chez nous.
Tout cela est rendu passionnant, au premier degré, par des personnages extraordinaires, que l’on ne voudrait plus lâcher, et que l’intrigue plonge au cœur de la guerre, sale, cruelle, injuste, comme toutes les guerres. Une guerre dont personne de peut sortir grandi, ou tout le monde doit, à un moment ou un autre, aller à l’encontre de ses convictions les plus profondes.
La quatrième de couverture indique que le roman a gagné le prix Sergio Leone 2007 et le prix Salgari 2008. Je ne sais pas ce qu’ils recouvrent, mais ces deux noms ne sont pas associés pour rien à ce monument. Si vous aimez Emilio Salgari (ou Alexandre Dumas), si vous avez rêvé avec Fenimore Cooper, si Water Music vous a emballé, si, comme Paco Ignacio Taibo II vous préférez les histoires de perdants magnifiques à celles de battants bling bling, lisez Manituana de Wu Ming.
Pour en savoir plus sur Wu Ming vous pouvez aller sur le site du collectif ; il s’appelle simplement Wu Ming Foundation, et vous pouvez également aller sur le site qu’ils ont dédié à Manituana, le roman, les lieux, la chronologie … Il existe en italien, anglais et espagnol. Reste à trouver des volontaires pour le traduire en français …
Wu Ming / Manituana, (Manituana, 2007) Métailié (2009), traduit de l’italien par Serge Quadruppani.