C’est arrivé ! Cela fait deux fois que je vous dit ici qu’un roman de Marin Ledun est passé près de quelque chose de très fort. Cela avait été mon impression avec La guerre des vanités une première fois, et de nouveau avec Zone est (pour d’autres raisons). Et chaque fois je me disais qu’il ne manquait pas grand-chose. Et bien c’est arrivé, il ne manque rien au dernier, Les visages écrasés.
Valence, une plate-forme téléphonique. D’un opérateur quelconque. Carole Matthieu est médecin du travail. A longueur de journée elle voit défiler ceux qui craquent, qui ne tiennent plus le coup, qui perdent le sommeil, les cheveux, les kilos … Au fil des ordres, contre-ordres, changements de postes, d’objectifs. A cause de la pression d’un management inhumain, lui-même sous la pression d’actionnaires invisibles mais tout-puissants. Carole sait qu’elle ne fait que panser des plaies sans attaquer la racine du mal, qu’elle ne fait que retarder l’inévitable. Alors, pour alerter le monde sur ce qui se passe dans le monde du travail, Carole est prête à tout. Vraiment tout.
Et voilà donc, Marin Ledun passe à la vitesse supérieure. Rien à redire à cette charge implacable, à lire de toute urgence. Et ce pour plusieurs raisons.
La première est que les romans noirs ayant pour cadre le monde du travail sont suffisamment rares pour que l’on salue Les visages écrasés. J’en oublie certainement, mais je ne vois guère que Dominique Manotti (avec Lorraine connection ou Sombre sentier), François Muratet avec Stoppez les machines !.
Ensuite Marin Ledun sait parfaitement de quoi il parle (il est auteur d’un essai sur le thème de la souffrance au travail).
Et enfin et surtout, il livre là son roman le plus abouti. Ecrit à la première personne, le roman nous entraîne sans rémission dans la spirale de sa narratrice. Le lecteur étouffe avec elle, enrage avec elle, a envie de hurler avec elle. Pas un seul rayon de soleil dans la descente infernale de Carole Matthieu, pas une bouffée d’oxygène, seulement le stress, la pression, l’horreur. L’enchaînement atroce, de petit renoncement en petit renoncement est parfaitement disséqué, la descente palier par palier, sans possibilité de retour autopsiée.
Se pose alors une question. Comment en est-on arrivé là ? Pourquoi n’y a-t-il pas plus de révoltes, de grèves ? Comment la société est-elle arrivé à transformer un mouvement ouvrier uni (relativement uni), solidaire (relativement solidaire), fier de son travail même (et surtout) quand il était insupportable et conscient de son appartenance de classe en cet agglomérat d’individualismes, d’égoïsmes, de désespoir, de gens qui croient tous être du bon côté du manche jusqu'au moment où ils le prennent sur la gueule, et surtout de travailleurs qui rentrent le soir honteux de ce qu’ils ont fait durant la journée ?
Vous imaginez bien que je n’ai pas la réponse. Et que Les visages écrasés ne l’apporte pas davantage. Mais ne serait-ce que parce qu’il pose la question, ce roman implacable est indispensable.
Marin Ledun / Les visages écrasés, Seuil/Roman Noir (2011).