Tim Dorsey a ses fans, au rang desquels l’ami Yan. De mon côté, suivant les romans, je suis partagé. J’avais eu un peu de mal avec Florida Roadkill, beaucoup aimé Cadillac Beach, et adoré Triggerfish Twist. Orange Crush que j’avais raté à sa sortie en grand format et que Rivages ressort en poche est, pour moi, un très grand cru.
Marlon Conrad est l’homme politique floridien classique. Beau gosse, complètement con, républicain, démago, corrompu, à la botte des lobbyistes qui le gavent de pots de vins. Il est sur le point d’être réélu gouverneur quand une tuile lui tombe sur le coin de la tête. Il a « juste » oublié le service national. Qu’à cela ne tienne, sur la suggestion d’un communiquant inspiré il s’engage volontairement pour quelques semaines (et quelques photos et vidéos) dans une compagnie bien planquée à proximité. Or la compagnie est mobilisée et Marlon se retrouve à maintenir la paix au Kosovo. Il en revient complètement changé et commence alors une campagne centrée sur les pauvres, les exclus, envoyant balader républicains, donateurs et lobbyistes de tous poils. Ce qui ne leur plait pas, mais alors pas du tout. Au point de mettre sa vie en danger.
Voilà un Tim Dorsey qui, autant que je puisse en juger est un peu atypique. Parce que s’il garde le costume de clown, l’auteur y révèle un peu de ce qui se cache derrière. Je m’explique.
Le ton est celui que l’on connaît. Même si l’inénarrable Serge y est en retrait (avec quand même une belle surprise quand on le voit débarquer), on rigole beaucoup. La description au mélange vitriol - poil à gratter de la Floride et de ses mœurs politiques est pour le moins savoureuse. A titre d’exemple, juste une petite description :
« Todd incarnait exactement ce dont Tallahassee était le plus friand : il était jeune, joli garçon, ambitieux et complètement con ».
La construction est également très Dorseynienne : Au début on ne voit pas du tout où on va, mais on rigole tellement qu’on s’en fiche, puis, peu à peu, on arrive tant bien que mal là où ce diable de Dorsey avait prévu de nous amener.
Ce qui est atypique c’est justement là où il nous amène. Certes, le lecteur un minimum attentif peut deviner, à la lecture des ouvrages précédents, que Tim adore la Floride, même s’il en dit pis que pendre. C’est en général Serge avec son érudition qui est son porte-parole. Et au vu des victimes dudit Serge, on se doutait bien qu’il n’aime ni les promoteurs véreux, ni les politiciens corrompus, ni les lobbyistes de tous poils.
La différence est qu’ici, pour la première fois, il nous présente aussi l’autre côté de la médaille, les gens dignes, humbles, ceux qu’il aime et respecte, ceux que Marlon Conrad, au final, a décidé de représenter et de défendre. Et ça c’est une nouveauté dans le fond, et dans la forme tant certains passages en arrivent à être émouvants. Pas longtemps, certes, très rapidement Tim Dorsey remet le nez du clown, balance une énormité ou décrit une péripétie cataclysmique.
Mais trop tard, on a vu, directement l’âme sensible et émouvante qui se cache sous le masque … Et c’est très bien ainsi et ajoute une profondeur au roman. D’autant plus qu’il ne cède jamais au pathos ni à la bonne conscience larmoyante, mais ça, ses lecteurs s’en doutaient.
Ajoutez comme bonus que ce brave Marlon Conrad fait immanquablement penser au gouverneur devenu un rien cinglé de Carl Hiaasen. De là à tirer comme conclusion qu’on ne peut pas être honnête et homme politique en Floride sans péter un câble …
Tim Dorsey / Orange Crush (Orange Crush, 2001), Rivages/Noir (2013), traduit de l’américain par Jean Pécheux.