C’est l’histoire d’un braquage.
C’est l’histoire d’un lot d’émeraudes.
C’est l’histoire d’un gamin qui cherche sa mère.
C’est une histoire de rédemption.
C’est une histoire de mafia.
C’est une histoire de manipulations.
C’est l’histoire d’une vengeance.
C’est une histoire d’amour.
C’est une histoire de corruption et de magouilles.
C’est l’histoire d’une Rouge.
C’est une histoire de flics ripoux, de privés, de barbouzes et de truands.
C’est une histoire de folie.
C’est l’histoire de l’Amérique, d’Haïti et de la République Dominicaine entre 1968 et 1972.
C’est une histoire de sexe, de film porno et de meurtres.
C’est une histoire de femmes fortes et d’hommes qui doutent.
C’est une histoire de transe, de vaudou et de drogues.
C’est l’histoire de la fin du règne de Hoover, patron du FBI.
C’est l’histoire de l’élection de Nixon et de son premier mandat.
…
C’est tout ça, et c’est beaucoup plus que ça.
Le prologue, qui décrit le braquage, vaut à lui seul l’achat du bouquin. Les 840 pages qui suivent sont à l’avenant. Un conseil : évitez d’attaquer ce pavé si vous n’avez pas un minimum de temps à lui consacrer, au moins au début : Ca commence fort, il y a beaucoup de personnages, c’est dense, et il faut un peu s’accrocher au début. Après, on est emporté par le flot furieux.
Difficile d’écrire un papier structuré sur ce monument.
Stylistiquement et rythmiquement c’est impressionnant. Ellroy réussit, littéralement, à « manipuler » votre rythme respiratoire. J’ai eu une sensation d’essoufflement, j’ai eu l’impression d’étouffer, de suffoquer comme le personnage, j’ai eu le sentiment d’urgence qui pousse à lire, de plus en plus vite, à trébucher sur les mots, au diapason avec un personnage qui court contre le temps et la mort. Il « manipule » aussi votre cerveau, vous met, littéralement encore, à l’intérieur de la tête de ses personnages, vous fait suivre leur raisonnement, dans sa logique mais aussi dans ses sauts brusques, dans ses intuitions brutales.
Stylistiquement encore il épouse les délires verbaux de racistes effroyables, pour passer ensuite à l’argot de truands boirs, passe de la sécheresse d’un télex entre barbouzes à un article de journal, puis à la subjectivité d’un journal intime … Et tous sonnent vrais.
Impressionnant. Je ne lis pas Ellroy dans le texte, mais il faut souligner la qualité du travail de Jean-Paul Gratias son traducteur.
Et quels personnages ! Avec, en particulier, trois femmes extraordinaires (je vous les laisse découvrir) et toute la galerie ellroyienne, du flic ripoux et brutal aux privés fouille-merde spécialisés dans les divorces et autres coucheries, des tueurs sans pitié (dont un certain Jean-Philippe Mesplède) aux abrutis haineux d’extrême droite … Tous ces personnages auxquels il sait si bien donner chair et consistance. Pas de chevalier blanc, bien entendu, seulement quelques vrais pourris, et des « gris », avec leurs forces, leurs faiblesses, leur lot de saloperies, et la possibilité, toujours offerte de changer … souvent à cause d’une femme.
Et quelle maestria dans la maîtrise d’une intrigue d’une grande complexité, qui disparaît, semble oubliée, pour ressurgir au moment où on ne l’attend plus, et finir par donner un ensemble totalement cohérent, malgré les mille tours et détours de l’histoire.
Enfin, quel tableau de l’Amérique de ces années 68 / 72 ! Politique intérieure, politique extérieure, mafia, crime, mouvements sociaux, soutien aux pires dictatures dans les caraïbes, écrasement des mouvements pour les droits civiques, évolution lente des mentalités … Tout, tout est dit, et de quelle manière. Point besoin, après ça, d’aller consulter les livres d’histoire.
Un dernier point. Je sais bien qu’il ne faut pas essayer de faire dire aux romans et aux romanciers ce qu’on a envie d’entendre. Et je sais également qu’Ellroy a commencé à travailler sur sa trilogie il y a bien longtemps. N’empêche, cette phrase, que j’ai déjà citée hier :
« Les raids anti-Rouges. Les libertés individuelles suspendues, abrogées, écrasées, prohibées, supprimées. Les droits du Premier amendement conchiés. Rafles politiquement motivées, emprisonnements sous de faux prétextes, expulsions selon le bon vouloir des autorités. Simultanément, résurgence des groupes anti-immigrants et du Klan. John Edgar Hoover mesura la force de la peur et l’exploita. »
résonne étrangement aujourd’hui non ?
On peut imaginer que ce n’est pas voulu …Quoique j’ai un peu de mal à imaginer qu’un écrivain aussi éblouissant dans sa maîtrise de la langue et de la construction, puisse écrire, sans se rendre compte des étranges parallèles avec l’époque actuelle, une phrase qui semble coller aussi parfaitement à l’Amérique post 11 septembre.
James Ellroy / Underworld USA (Blood’s a rover, 2009), Rivages/Thriller (2009), Traduit de l’américain par Jean-Paul Gratias.
PS. Je ne l’ai pas écrit, mais vous aurez compris qu’il faut lire Underworld USA …